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MON MÉTIER Voir autrement
Cette rubrique se veut une manière de regarder un tableau autrement. Ce que nous voyons ne suffit pas à tout
comprendre. Quel est le message diffusé par l’artiste, dans quel contexte cette œuvre a-t-elle été réalisée, à quel
moment du parcours du peintre ? C’est à ce voyage découverte au cœur d’une œuvre que nous vous convions.
Ce mois-ci, La Grande Vague de Kanagawa (1831) de Katsushika Hokusai (Edo 1760-1849).
Vertige
Michèle Dali
Depuis l’âge de 6 ans,
j’avais la manie de
dessiner les formes des objets.
Vers l’âge de 50 ans, j’ai publié
une infinité de dessins ; mais je
suis mécontent de tout ce que
j’ai produit avant l’âge de 70 ans.
C’est à l’âge de 73 ans que j’ai
compris la forme et la nature
vraie des oiseaux, des poissons,
des plantes…” écrivait Hokusai
dans la postface de Aux Cents
Vues du Mont Fuji. Toujours pro-
gresser : l’artiste suit son leitmo-
tiv à la lettre et effectivement,
c’est à cet âge avancé qu’il réa-
lise l’estampe japonaise la plus
célèbre de l’histoire de l’art. Hokusai La Grande Vague de Kanagawa de la série “Trente-six vues du mont Fuji”
La Grande Vague de Kanagawa, vers 1830-1832 - Nishiki-e (gravure sur bois polychrome) 25,4 x 38 cm
Musée national des arts artistiques – Guimet Paris
dite La Vague illustre la repré- et montre très tôt un talent de dessinateur. Il maîtrise vite
sentation de la naturalité, thème le plus traité vers 1830. les techniques de la gravure d’images populaires. Il entre
Ici, le temps est suspendu et l’homme représente bien peu dans l’école de Shunsho et deviendra son bras droit dans la
de chose face à la force écrasante de la nature, représen- réalisation d’estampes représentant des acteurs du théâtre
tée par la vague qui s’apprête à submerger les fragiles em- kabuki. A 30 ans, il rejoint un autre maître, Tawaraya et fré-
barcations de pêcheurs. Si la mer est déchaînée, le ciel est quente les cercles littéraires d’Edo. Ce n’est qu’à partir de
calme, illustrant une parfaite opposition, comme le Yin et 1799 que l’artiste commence à signer ses œuvres du nom
le Yang. Situé en arrière-plan, le mont Fuji, point culminant d’Hokusai***. Un nom qui devient célèbre vers 1810 grâce à
du Japon, 3776 mètres, reste toutefois un élément impor- l’illustration de romans fleuves inspirés de légendes chinoises.
tant de la composition même s’il est rendu minuscule en Mais aussi de ses croquis édités en quinze volumes, nom-
contraste avec la hauteur de la vague. Un effet de pers- més la Manga****. Après la période la plus faste de sa car-
pective qui rend impuissant l’endroit sacré des Japonais. rière vers 1830, il doit affronter des temps sombres jusqu’à
Sa palette chromatique est réduite : le noir à base d’encre la déchéance : problèmes financiers, crise économique, fa-
de Chine, le jaune des barques et du ciel et surtout le bleu, mine… Il va vendre ses dessins dans la rue : un karashishi,
apport de la culture occidentale. En effet, les marchands lion chinois sacré, sensé lui porter chance. La mort le sur-
hollandais ont importé le bleu de Prusse (ou bleu de Berlin) prend en mai 1849 dans le plus grand dénuement.
dans l’Empire du Soleil levant dès 1820. Bon marché* il offre Il laisse derrière lui près de 30 000 dessins et a inspiré de
une nouvelle tonalité de bleu profond. Hokusai utilise abon- grands peintres européens comme Van Gogh, Monet, Klimt ou
damment cette couleur. encore Gauguin. Et même Claude Debussy pour sa sympho-
Si Sharaku, Utamaro, Hiroshige… comptent parmi les impor- nie, La Mer. La Vague illustrant la couverture de la partition.
tants artistes japonais de l’estampe, Katsushika Hokusai est
incontestablement le plus reconnu aujourd’hui. *La couleur bleue était obtenue jusqu’alors par des pigments très chers, comme
Peintre, graveur, dessinateur et écrivain, bouddhiste, marié et le lapis Lazuli. Elle était donc très peu utilisée par les artistes. **Impression à
père de trois enfants, il est né en 1760, à Edo (qui deviendra partir d’une planche de bois gravée. ***Il aura porté par moins de 120 noms
différents, marquant les étapes importantes de sa vie . ****Hokusai donna
Tokyo) de parents inconnus. Adopté par un artisan, fabricant son nom au manga, littéralement “dessins grotesques”, nommant ainsi ses
de miroirs à la cour du shogun, il apprend la xylographie** célèbres caricatures les Hokusai Manga, qu’il publia de 1814 à 1834
58 Bien Vu — N° 287 — Avril 2020