Page 58 - Bien Vu 287 Collection - Avril 2020
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MON MÉTIER    Voir autrement





          Cette rubrique se veut une manière de regarder un tableau autrement. Ce que nous voyons ne suffit pas à tout
         comprendre. Quel est le message diffusé par l’artiste, dans quel contexte cette œuvre a-t-elle été réalisée, à quel
          moment du parcours du peintre ? C’est à ce voyage découverte au cœur d’une œuvre que nous vous convions.
                    Ce mois-ci, La Grande Vague de Kanagawa (1831) de Katsushika Hokusai (Edo 1760-1849).


                                                 Vertige




                                                         Michèle Dali
                  Depuis l’âge de 6 ans,
                  j’avais la manie de
         dessiner les formes des objets.
         Vers l’âge de 50 ans, j’ai publié
         une infinité de dessins ; mais je
         suis mécontent de tout ce que
         j’ai produit avant l’âge de 70 ans.
         C’est à l’âge de 73 ans que j’ai
         compris la forme et la nature
         vraie des oiseaux, des poissons,
         des plantes…” écrivait Hokusai
         dans la postface de Aux Cents
         Vues du Mont Fuji. Toujours pro-
         gresser : l’artiste suit son leitmo-
         tiv à la lettre et effectivement,
         c’est à cet âge avancé qu’il réa-
         lise l’estampe japonaise la plus
         célèbre de l’histoire de l’art.  Hokusai La Grande Vague de Kanagawa de la série “Trente-six vues du mont Fuji”
         La Grande Vague de Kanagawa,   vers 1830-1832 - Nishiki-e (gravure sur bois polychrome) 25,4 x 38 cm
                                        Musée national des arts artistiques – Guimet Paris
         dite La Vague illustre la repré-                       et montre très tôt un talent de dessinateur. Il maîtrise vite
         sentation de la naturalité, thème le plus traité vers 1830.   les techniques de la gravure d’images populaires. Il entre
         Ici, le temps est suspendu et l’homme représente bien peu   dans l’école de Shunsho et deviendra son bras droit dans la
         de chose face à la force écrasante de la nature, représen-  réalisation d’estampes représentant des acteurs du théâtre
         tée par la vague qui s’apprête à submerger les fragiles em-  kabuki. A 30 ans, il rejoint un autre maître, Tawaraya et fré-
         barcations de pêcheurs. Si la mer est déchaînée, le ciel est   quente les cercles littéraires d’Edo. Ce n’est qu’à partir de
         calme, illustrant une parfaite opposition, comme le Yin et   1799 que l’artiste commence à signer ses œuvres du nom
         le Yang. Situé en arrière-plan, le mont Fuji, point culminant   d’Hokusai***. Un nom qui devient célèbre vers 1810 grâce à
         du Japon, 3776 mètres, reste toutefois un élément impor-  l’illustration de romans fleuves inspirés de légendes chinoises.
         tant de la composition même s’il est rendu minuscule en   Mais aussi de ses croquis édités en quinze volumes, nom-
         contraste avec la hauteur de la vague. Un effet de pers-  més la Manga****. Après la période la plus faste de sa car-
         pective qui rend impuissant l’endroit sacré des Japonais.  rière vers 1830, il doit affronter des temps sombres jusqu’à
         Sa palette chromatique est réduite : le noir à base d’encre   la déchéance : problèmes financiers, crise économique, fa-
         de Chine, le jaune des barques et du ciel et surtout le bleu,   mine… Il va vendre ses dessins dans la rue : un karashishi,
         apport de la culture occidentale. En effet, les marchands   lion chinois sacré, sensé lui porter chance. La mort le sur-
         hollandais ont importé le bleu de Prusse (ou bleu de Berlin)   prend en mai 1849 dans le plus grand dénuement.
         dans l’Empire du Soleil levant dès 1820. Bon marché* il offre   Il laisse derrière lui près de 30 000 dessins et a inspiré de
         une nouvelle tonalité de bleu profond. Hokusai utilise abon-  grands peintres européens comme Van Gogh, Monet, Klimt ou
         damment cette couleur.                                 encore Gauguin. Et même Claude Debussy pour sa sympho-
         Si Sharaku, Utamaro, Hiroshige… comptent parmi les impor-  nie, La Mer. La Vague illustrant la couverture de la partition. 
         tants artistes japonais de l’estampe, Katsushika Hokusai est
         incontestablement le plus reconnu aujourd’hui.         *La couleur bleue était obtenue jusqu’alors par des pigments très chers, comme
         Peintre, graveur, dessinateur et écrivain, bouddhiste, marié et   le lapis Lazuli. Elle était donc très peu utilisée par les artistes. **Impression à
         père de trois enfants, il est né en 1760, à Edo (qui deviendra   partir d’une planche de bois gravée. ***Il aura porté par moins de 120 noms
                                                                différents, marquant les étapes importantes de sa vie . ****Hokusai donna
         Tokyo) de parents inconnus. Adopté par un artisan, fabricant   son nom au manga, littéralement “dessins grotesques”, nommant ainsi ses
         de miroirs à la cour du shogun, il apprend la xylographie**   célèbres caricatures les Hokusai Manga, qu’il publia de 1814 à 1834


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