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MON MÉTIER    Voir autrement





          Cette rubrique se veut une manière de regarder un tableau autrement. Ce que nous voyons ne suffit pas à tout
            comprendre. Quel est le message diffusé par l’artiste, dans quel contexte cette œuvre a-t-elle été réalisée,
                 à quel moment du parcours du peintre ? C’est à ce voyage découverte que nous vous convions.
           Ce mois-ci, ANT 76, Grande anthropophagie bleue, Hommage à Tennessee Williams (1960) de Yves Klein (Nice
                                                     1928 - Paris 1962)
                                             Empreinte




                                                         Michèle Dali
                  Un jour, j’ai compris que mes
                  mains, mes outils de travail
         pour manier la couleur ne suffisaient
         plus. C’était le modèle lui-même qu’il
         me fallait pour peindre la toile mono-
         chrome…” En 1958, Yves Klein explique
         la naissance de ses Anthropométries. Il
         dévoile le procédé : “J’ai jeté une grande
         toile blanche par terre, j’ai vidé au
         milieu vingt kilos de bleu et le modèle
         s’est littéralement rué dedans ; elle a
         peint le tableau en se roulant sur la sur-
         face de la toile dans tous les sens, avec
         son corps. Je dirigeais l’opération de-
         bout, en tournant rapidement tout au-
         tour de cette fantastique surface au sol
         guidant tous les mouvements et dépla-
         cements du modèle.” Ce précurseur de la
                                            Yves Klein ANT 76, Grande anthropophagie bleue, Hommage à Tennessee Williams (1960) Pigment pur et résine synthétique
         performance artistique travaille devant   sur papier marouflé sur toile 275 x 407 cm - Centre Georges Pompidou - Musée national d’art moderne, Paris, France - ©
         un public, en musique et souvent face   Succession Yves Klein c/o ADAGP Paris
         à la caméra. Statiques ou dynamiques,                  et les arts martiaux. Lors d’un séjour au Japon, il se perfec-
         ces empreintes témoignent, en plein milieu du XX  siècle, d’une   tionne en judo (ceinture noire 4  dan) et ouvre une école à son
                                                                                         e
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         ouverture des techniques et frontières de l’art pictural.  retour ! Un artiste à part. De la sensibilité de ses monochromes
         A partir du bleu outremer, ajoutant, tel un chimiste éclairé, nou-  (bleus mais aussi rose et or) à ses peintures de feu marquées
         veaux solvant et résine de synthèse, il a déjà conçu son célèbre   par les photos d’Hiroshima et où le lance-flamme se fait outil
         International Klein Blue, IKB dont il se voudra l’unique utilisateur*.   artistique, en passant par la technique des pinceaux vivants,
         C’est donc l’IKB qu’il choisira dans cette Anthropométries   il laisse des œuvres marquantes au Nouveau réalisme, mou-
         datant de 1960. Il vient de voir le film de Joseph Mankiewicz   vement qu’il a cofondé.
         Soudain l’été dernier, adapté de la pièce éponyme de Tennessee   Des choix avant-gardistes et excentriques pas toujours bien
         Williams. Il est frappé par la scène terrible d’un jeune homme   compris, certains l’accusaient de vendre du vent ! Une œuvre
         dévoré vivant par une bande de garçons. Intitulée Grande   fulgurante qui s’arrête brusquement : Yves Klein meurt à
         Anthropophagie bleue. Hommage à Tennessee Williams, cette   34 ans, emporté par une crise cardiaque. 
         œuvre, conservée au Mnam du centre Pompidou** est la seule
         dotée d’un titre. Explicite de surcroît. Yves Klein a expliqué   *La formule déposée à l’Institut national de la propriété industrielle ne sera ja-
                                                                mais révélée, ni commercialisée
         et même écrit sur sa fascination de l’anthropophagie qu’il    **Jusqu’au 1  février 2020, elle est accrochée au Centre Pompidou-Metz dans
                                                                        er
         rapproche de la menace atomique et pose la question*** :   l’exposition consacrée à Yves Klein
                                                                ***Yves Klein, extrait du «Manifeste de l’Hôtel Chelsea», 1961
         “Après tout ne serait-il pas préférable d’être mangé que d’être
         bombardé à mort ?”
         Une vision du monde que ce fils de peintres, originaire de   Où voir des Yves Klein
         Nice, sait exprimer à travers différents supports comme   En France à Paris au centre Pompidou mais aussi à Nice et
         la sculpture, la photographie, et même la vidéo. En phase   Toulon… Dans pratiquement tous les pays européens, aux
         avec son époque ! Il se passionne pour le jazz, la littérature   Etats-Unis, au Japon, en Corée, en Australie…


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